Vivaldi joue sa dernière note sur l'hiver
Je viens de rentrer.
Mettre le gramophone en marche. D'abord Vivaldi comme toujours, avec ses Quatre Saisons.
Réchauffer le lait.
On a tiré la sonnette du voisin. Je me souviens de ne pas avoir consulté la boîte aux lettres depuis des jours. C'est drôle de savoir que je m'en suis rappelé alors qu'il n'y a pas de rapport. L'essentiel, c'est de s'en être rappelé.
Éteindre la gazinière, redescendre, enfouir sa main dans la boîte, chercher son nom, remonter les escaliers.
Deux lettres pour moi.
Châteaudun, le 9 septembre 1977
J'espère que tu vas bien chez toi, cher ami. Je suis à Châteaudun, et je me sens si bien dans cette ville qui m'a apporté tant de joie. Oui, je sais, je devrais te le dire bien avant : je fus à nouveau mis dehors par le bailleur. Cette fois-ci, il ne pouvait plus m'accepter. J'étais à trois mois de retard. Oui, tu te demandes aussi pourquoi je n'ai pas sollicité ton aide. Tu en avais assez fait ! D'ailleurs, tu ne mérites pas d'être mêlé à cette vie que je ne te souhaite pas.
Je suis hébergé chez grand-mère, je n'ai encore rien dit à maman, et on travaille son vignoble. Elle veut que j'aie un peu d'argent. Sauf que Châteaudun m'a déjà tapé à l'œil, je ne compte même plus la quitter. Je fais un rêve qui n'était pas pensé : avoir ici ma maison à moi, élargir la culture de la vigne avec grand-mère, et me marier avec une belle paysanne que je connais à peine. Cher ami, je suis déjà amoureux… d'une ville et d'une de ses filles. Je te parlerai d'elle prochainement, le jour où j'aurai véritablement le courage de lui dire bonjour et de lui arracher son nom.
Bref, c'est le bon moment pour te le dire enfin. Et rassure-toi, tout va bien. Autre chose : pourquoi ne pas faire un tour ici ? Cela me ferait une joie que je ne saurai décrire.
J'espère qu'on se verra bientôt.
V. L.
Je ressors des flocons d'avoine et les verse dans mon bol. Le lait s'est refroidi. Je le réchauffe.
Ouvrir l'autre correspondance, la plus récente d'il y a quatre jours. La sirène d'une ambulance hurle sous la fenêtre avant de s'éloigner.
La lire.
Châteaudun, le 13 septembre 1977
Monsieur C., je suis un voisin de V., votre ami. Nous avons le regret de vous annoncer qu'il a été retrouvé pendu dans sa chambre, ce matin. Il vous avait destiné une lettre, mais ce n'était qu'une enveloppe vide, qui affichait votre nom et était déposée sur sa table de chevet en ces termes : « À mon cher ami Monsieur D. C. »
Il nous est difficile de savoir pourquoi un homme se pend, mais d'après sa grand-mère, vous devez savoir que monsieur L. adoptait récemment des comportements anormaux et inquiétants, qui surgissaient et repartaient du jour au lendemain : des hallucinations, des propos délirants et des crises de colère. Il ne sortait plus pour aller à la vigne ni pour manger, s'enfermait dans sa chambre et criait souvent « Enfin j'aime bien ! »
Encore une fois, toutes nos condoléances, Monsieur C., à vous son dernier et éternel cher ami.
F. J.
La gazinière n'est pas encore éteinte, la cafetière siffle; le lait ne bouillonne pas, il bout. Vivaldi joue sa dernière note sur L'hiver.







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