11 juin 2025
Des frites dans l'huile chaude. Pour attendre que quelques-unes soient prêtes je balance mes écouteurs. Entre Lunatic et Oxmo Puccino, je me sens révolté mais pas détendu. Il me faut maintenant revenir au XXIème siècle avec des tubes qui m'éclatent. Ah, mon type, Makha. Ça se déchaine entre R, Ecstasy, Réseau, Profil, Violence et Un autre Malien Américain. Puis elles sont prêtes les frites et l'appel à la prière retentit. J'enlève les écouteurs.
Le dîner est servi, c'était mon tour. Je mange avec mes collègues. Pendant que je lave la vaisselle, l'un d'entre eux tente de m'approcher pour me lancer la rumeur sur mon rappeur, mais l'autre l'en empêche et préfère que je finisse mes tâches et la découvre moi-même. Je les entends chuchoter et s'exclamer, mais pense que c'est pour ces polémiques quotidiennes et surprenantes. Enfin, j'ai fini. Je rejoins les autres dans notre chambre et rallume mon smartphone. Réflexe de WhatsApp. Quelques messages et une photo de Makha sur un statut avec un Repose en paix. Non mais…Est-il malade celui-ci? De se permettre de publier une image de Lord avec un RIP. Swipe, encore. Encore une autre image de lui avec le même refrain. Facebook, plus fiable et plus informatif. Fil d'actualité. Le jeune rappeur Lord Makhaveli n'a pas survécu après avoir été lynché par une foule à Baco Djicoroni. Je pousse un cri. Je ne sais pas si c'est de l'étonnement ou de la douleur, puis me laisse tomber contre mon lit. Bouffée de chaleur, bourdonnements à l'oreille, le cœur semble protester contre la poitrine, et elles veulent enfin sortir. Je les sens venir comme un orage qui annonce une pluie fatale. Les larmes. Je cours monter les escaliers pour être sur le toit. La bouffée de chaleur est partie, l'air est légèrement glacial et apporte les odeurs de la ville. Je m'entends éclater en sanglots.
Ce serait pour une histoire de pastel sans oignons chez une vendeuse. Je me sens fou et ai envie de rire de rage ou de regret. Une amie m'appelle et semble pleurer. Je décroche et lui promets de la rappeler juste pour que son chagrin ne s'enfonce en découvrant le mien. Un autre ami m'appelle pour me dire qu'il serait vivant. Je lui dis que j'ai l'intuition que c'est fini. Et que Lord dans sa toute dernière chanson Game open avec Wipi, il dit en terminant son dernier couplet: " Game over, j'ai fini ma partie". Il y a des signes qui ne mentent pas, dit-on. Et là je pense « Et si certains voyaient leur fin prochaine venir ? ». C'est officiel, il est déclaré mort à 23h. Je me rends à l'évidence. Et sous la déception ou le choc, je supprime toutes ses chansons de mon répertoire. Comme s'il m'avait fait du mal. Je ne pourrai plus désormais décider de t'écouter. Je n'y arriverai pas."
Je scrolle désormais entre les post, je ne sens plus mes larmes me brûler les yeux et glisser sur ma joue. Les commentaires sont cruels et insoutenables. « Je n'aurai aucune enmpathie pour un mal éduqué». «Vos rappeurs se droguent et ils sont arrogants. Comment peut-on renverser une dame avec sa voiture ?». Et story WhatsApp. Il fait nuit, un individu est laissé seul à terre. Il est à moitié dénudé, et de groupuscules de curieux se sont attroupés au loin dans des coins. Allah Akbar ...C'est lui... Je veux maudire celui qui l'a publié. Moi qui avais prié de ne pas tomber sur ces images du lynchage qui circuleraient uniquement sur Tik tok. Bien je n'ai pas Tik Tok disais-je. Maintenant on me l'a servi sans que je ne le souhaite. Je me déconnecte du wifi et éteins enfin le téléphone. Ma douleur que je pensais s'atténuer avec l'appel de mes amis, grimpait et atteignait le climax.
13 juin 2025. Lord est inhumé. À tout ceux qui n'ont pas cru, maintenant c'est vrai. On l'a vu sur un brancal et couvert dans un linceul. Ses porteurs traversent difficilement une armée de fans qui scandent son nom et souhaitent le toucher. J'avais eu peur que sa dépouille ne tombe. Mais ce ne fut pas le cas, malgré les bousculades. Les premières enquêtes avancent qu'il n'aurait pas délibérément renversé la dame. Et que c'est en voulant se tirer d'affaire de la bagarre qui faisait appel à des rageux qu'il perdit le contrôle de la voiture. D'ailleurs elle serait en vie et n'est pas grièvement blessée contrairement à ce qu'on dit.
La nuit est longue, comme depuis deux jours, et je n'arrive pas à fermer les yeux et penser à autre chose. J'ouvre le livre et reste sur une page sans comprendre ce que je lis. Et mon pc, il est de côté je n'écris plus aussi. Cette scène qui me revient est maintenant sans brouillard. Je crois entendre la voix de Lord qui réclame de lui faire un autre pastel ou de lui remettre son billet. Ensuite les injures et les cris, il essaie de tirer son épingle du jeu pour éviter la rage qui l'interpelle. Il est pris de panique et se jette dans sa KIA noire. Le vrombissement du moteur et le bruit de son frein à main. Un tintamarre puis des jeunes qui lui tirent de la voiture et lui assènent les premiers coups. Il ne les supplie pas, mais ne cesse de leur rappeler leur folie pour ensuite rire d'eux. Et enfin certains se retirent et reviennent avec un bâton, une barre de fer ou une pierre, et l'achèvent. Il ne put même gémir ni se voir en agonie. Tout est calme. On ne l'entend plus. Ni sa voix ni son souffle. Je demeure allongé sur le dos, yeux grands ouverts en me rejouant en boucle ce que je vois sans pourtant rêver.
Epilogue
Extrait d'une conversation avec ma tante.
Personnellement, je suis encore sous le choc, cela fait exactement deux jours qu'après sa mort je ne parviens plus à maîtriser ma sensibilité ( insomnies, flashbacks d'une image de son lynchage, ses sons et punchlines...) Lord Makhaveli était plus qu'un simple rappeur pour moi, j'avais adoré ce gars pour son ouverture d'esprit et sa culture-ce qui est très rare dans le monde du rap malien. Et dis-toi que j'écoutais sa musique, quelques heures avant, certainement au moment ou il serait entrain de perdre la vie. Je cuisinais et mes collocs n'ont pas voulu me le dire, ils ont attendu à ce que je finisse pour le voir moi-même. Et là le choc fut brutal, une bouffée de chaleur m'avait envahit et je montais rapidement au dernier étage pour pleurer.
J'avais pu me défaire de l'étape du choc, et avais saisi mon téléphone pour supprimer toutes ses chansons et ses images. " Je ne pourrai plus l'écouter. Ça me fendra le coeur." Puis je vois sur un statut un homme à terre, dénudé et laissée seul. Et là, le choc est revenu. Alors que je me promettais de ne pas chercher à regarder la vidéo du lynchage qui circulait, mais je n'avais pas pu m'en défaire. Ils me l'ont servi sans que je ne la souhaite. Et cette image me bouleverse encore, elle refuse de me quitter. Ce n'est pas sa mort, mais la façon.
La violence et la haine humaines nous ont privé d'un amour...J'adorais ce gars. Peut-être un peu plus que les autres. Et sais-tu que même ma couleur préférée est le bleu, avant de découvrir que Lord était Crips?
Quel gâchis. On a plus notre humanité, on est revenu à l'état sauvage! Tout compte fait, aucune vie humaine ne mérite d'être prise pour se faire justice. Mais j'ai une conviction. Il m'est un martyr et semble être ce sacrifice pour nous laisser un message que nous avons tous entendu.
Mes remerciements à ma bien-aimée tata et fille Clarisse Oury Affognon, à mes chers amis Abdramane Fakoly Doumbia et Mariam Abdoulaye Maïga pour m'avoir encouragé à exposer cette confidence douloureuse, et sans lesquels ce récit n'aurait peut-être jamais vu jour.





Mon père en parcourant tes lignes je peux saisir la profondeur de ta douleur si je le pouvais je ten déchargerai mais hélas !
RépondreSupprimerTel était son destin ,nous nous consolerons avec sa .
Que ton deuil ne t’affecte point dans tes études et tes relations humaines soit plus fort que sa soit comme l’était le défunt .bisous🥹🥰 ta tata qui t’aimes fort 💙💙💙💙💙💙💙💙