Les belles-de-jour ne s'ouvrent pas la nuit





À Korotoumou Traoré, et à toutes ces fleurs qu’on a déracinées avant qu’elles ne puissent éclore.












Je revivais la nuit. Ces démons m’étaient revenus encore, avides de cette chair, même mise en miettes. Ils s’y étaient jetés dessus, voraces et téméraires, tels des loups affamés sur une proie. Un brouillard feutrait mes yeux, je semblais ne plus voir. Une asphyxie m’avait saisie, je sentais mon corps me porter. J’eus envie de crier, ma voix m’avait quittée. Je sentais pleurer, et derrière la brume qui voilait mes yeux, je vis des silhouettes à la carrure de monstres. À tour de rôle, elles avançaient vers moi et prenaient une teinte obscure, comme des vagues qui engloutissent brutalement le nageur, puis se retirent.

Ces formes monstrueuses laissaient parfois entendre un grognement de cochon. Il n’aura fallu que quelques coups de leurs membres pour déraciner avec cruauté la belle-de-jour de son secret, et qu’elle s’ouvre en pleine nuit. Elle était déjà percée, cette fleur. Ensuite, ils la brûlaient jusqu’aux cendres. Puis, je ne les voyais plus… ma face et ma poitrine s’écrasaient contre le lit. Les membres morflaient mon intimité la plus profonde. Ils s’enfonçaient enfin dans un mystère qui emportait leur humanité. Jamais de ma vie, je ne m’étais sentie aussi affaiblie et encagée dans un tel supplice. Ni mes blessures, ni les cris de maman, ou encore mes quelques mauvaises notes, ne me faisaient si mal. C’était de ces peines dont seule la mort pouvait nous délivrer. Sauf qu’elle-même semblait s’éloigner de cet instant aussi cruel que sa faucheuse.

Le lit de cette misérable salle d’hôpital n’arrive pas à me contenir. Je fais une chute. J’ai l’impression de glisser et de me perdre dans un tourbillon, comme celui d’après mes bouchées de chicha de la nuit tragique. Sauf que cette fois-ci, il ne m’effraie pas. Je sens qu’il m’attire vers lui, dans un enlacement bien que tendre, mais douloureux. Il me donne une lumière profonde à voir, et large à tenir. Il se désenlace de moi, je reviens, et je n’y reste pas.

Mon entrejambe me désobéit, elle pleure. Des larmes froides, légères et pures. Celles de la nuit tragique étaient chaudes, lourdes et insolites. Elle est encore triste. On me dit qu’elle va enfin bien, mais je trouve qu’elle s’est démolie, qu’elle était la belle-de-jour fanée et brûlée.
Maman me regarde. Je crois que j’avais hurlé dans mon cauchemar. Elle me caressa le front, me demandant comment je me sentais. Elle avait un visage bouffi, et des poches s’étaient formées sous ses yeux. Je la rassure de la tête et réclame à boire. Jamais des gorgées d’eau ne m’avaient paru si douces et réconfortantes. J’avais soif, et m’abreuvais comme une bête perdue.

Une dame m’avait rendu visite. Il s’agirait de la ministre de la Promotion de la Femme, de l’Enfant et de la Famille. Depuis notre arrivée, je n’avais pas encore vu ma mère joyeuse jusqu’à ce jour. Elle remerciait sans cesse la dame et son équipe, et observait que j’allais mieux comme par un tour de magie. Dans leur conversation, j’entendais ce que disait le monde. La rumeur s’était vêtue de toutes les versions et de toutes les hypothèses, même si une part de la masse les réfutait, et les trouvait comme un lieu commun encore d’usage. Au moment où certaines voix proclamaient la justice, d’autres y clamaient un événement banal et logique. Mon image serait alors celle d’une jeune fille mondaine et dévergondée ; habituée à soulever sa jupe aux hommes. Une de celles qui ne se lassait pas des soirées, et se délectait de la chicha jusqu’à faire de leurs narines et leurs bouches un conduit de cheminée.
Je sais qu’ils disent partout que maman m’aurait mal éduquée, qu’une bonne mère est celle qui ne laisse pas sa fille sortir pour une soirée de fête. D’autres diraient même que je le mérite, que je me suis rendue moi-même. Ceux-ci donnent l’impression de ne vouloir apprendre aucune vérité. Car celle qui existe, selon eux, demeure une mauvaise éducation.
Dommage que ceux-ci ne sauront jamais que ma mère a longtemps hésité avant de m’autoriser à aller vers la terrible nuit de ma vie. Ils ne sauront jamais le duel que j’ai mené contre moi pour décider enfin de croire à ce jeune homme qui me promettait de m’épouser. Peut-être que ceux-ci sauront plus tard que c’est celui-ci qui m’aura partagée avec ses amis en butin de guerre. Comprendront-ils après que je suis une jeune fille de 14 ans qui n’avait jamais touché à une chicha de sa vie ; et que, malgré ma conscience, je fus curieuse de prendre ce tuyau qu’ils me proposaient comme une eau bénite ? J’en doute qu’ils découvriront que je perdais le fil, après quelques bouffées. Sur les quatre, deux suspects seraient arrêtés. Bravo à la justice ! Bravo, bravo… Sauf qu’elle ne dévoilera pas la vérité avant que je parte.

Le tourbillon revient. Maintenant, je le sens encore plus vivace. Cette fois, c’est mon souffle qu’il semble s’emparer, en plus du corps. Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon cœur voudrait-il déchirer mes muscles et s’éjecter sur le sol ? Une fraîcheur glaçante s’empara de moi, et mes muscles se contractaient car ils manquaient d’oxygène. Maman criait, horrifiée de cette force extraordinaire qui semble secouer sa fille sur le lit. La lumière ! Elle est enfin là. Encore plus éclatante et attirante. Enfin, je reste. Comme ce que je m’étais pourtant promis. 









Épilogue

Depuis fin janvier 2023, lorsque j'ai appris l'affaire horrible de Korotoumou Traoré, je ne parvenais plus à rester tranquille. J'avais jusqu'alors eu l'impression de devoir choisir entre écouter ce qu'elle me confiait ou vivre éternellement avec ma rage et mon regret.

Après une introspection, j'ai décidé de faire ce que je pouvais : écrire. J'ai choisi d'habiter son corps et de faire enfin entendre sa voix. Je ferai entendre ce qu'elle m'a dit.

Commentaires

  1. L'homme ne pense pas à penser 😞😓

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  2. Que ta plume éclairci le sombre 🤲🤍

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  3. Même le nom animal ne doit pas être employé à certains hommes l'humanité me dégoûte parfois où est passé la dignité
    J'ai mal au plus profond de moi 💔

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