La belle-de-jour ne s'ouvre pas la nuit ( réédition )










À Korotoumou Traoré, et à toutes ces fleurs déracinées avant d’avoir pu éclore.














— Deux heures après minuit, ma fille n’est toujours pas rentrée. Pourtant, elle m’a dit que la soirée se fera chez une amie du quartier. Certainement, qu’ils mangent un morceau… Par ailleurs, ses parents ne savent-ils pas que les enfants doivent rentrer avant une heure pareille ? 3 heures, je me fais enfin un sang d’encre. Que dois-je faire ? Elle n’a pas de téléphone et je ne connais pas non plus la famille de sa camarade. Je sortis alors observer la rue et fis quelques pas, espérant la voir venir. 4 heures 26, rien. J’acceptais enfin que soit ma fille s’était mêlée à une chose qui ne lui convenait pas, soit qu’elle ne le méritait pas. Je fis mes ablutions et priai deux raka’ah en implorant Allah de porter assistance à mon unique fille où qu’elle fût. Je restai sur mon tapis de prière, chapelet en main. Je décidai de déclarer sa disparition au commissariat, après l’aube. Je m’y rendais vers sept heures quand j'ai reçu un appel de ma nièce pour me dire qu’Ina est enfin rentrée. Heureusement que je n’étais pas encore arrivée, il fallait retourner.

    J’étais prête à lui poser toutes les questions jusqu’à la punition s’il le faut. Mais la fougue s’effondrait, ma déception fut terrible quand je la vis allongée sur le canapé du salon, lorsqu’elle me jetait lamentablement des yeux humectés, cernés et gonflés en guise de réponse à mon « Où étais-tu ? ». Je lui caressais la tête et lui demandais ce qui lui était arrivé. J’observai qu’elle haletait, et ce n’était pas la peur, mais bien sûr son cœur qui battait à sortir de sa cage. Entre-temps, elle fit un effort pour se lever, la main sur le bas-ventre, me faisant un geste de la tête comme pour me rassurer. Je la vis partir chancelante vers la porte en traînant sur ses pieds jusqu’à ce qu’elle sorte. Je me levai pour sortir la regarder au moment où ma nièce cria. Ina venait de tomber en marchant. Inerte, elle s’était assouplie, et la miction semblait l'avoir trahie avant qu’elle ne s’écroulât. Un long filet d’urine s’étendait sur sa jambe. On appelait au secours un voisin motorisé pour qu’il nous conduise à l’hôpital. Là…

    Madame S. fit une pause sans lever ses yeux, puis elle cracha rapidement ses mots.

 Je ressentis pour la première fois que j’avais finalement échoué, et que ma fille que je connais n’est désormais plus ce qu’elle était. Enfin, pourra-t-elle même encore être ce qu’on souhaitait tous ? Votre fille a été victime d’une agression sexuelle récente. Mon monde à moi ne gravite plus. Nous sommes désolés pour ces mots, madame. Il est probable que ce soit un viol collectif. Nous avons remarqué que ses orifices furent lésés… Il nous faut vite intervenir par la chirurgie. L’univers entier s’anéantit.

    Un appel à l’aide et une cagnotte furent mis en place après qu’on a consulté quelques ONG qui nous ont ouvert la porte du ministère de l’Enfance. Nous réussîmes à mobiliser à temps le coût de l’intervention. Et elle se passa bien. L’enfant commençait à se rétablir. Mais l’espoir ne fut qu’une brève étincelle, sans pouvoir être une lueur servant à éclairer nos cœurs. C’était la veille du dernier jour d’hospitalisation. On devrait quitter la salle le lendemain. Elle nous quittait. 

    Elle levait enfin ses yeux sur moi avec un air de celui qui finit de nous dévoiler un secret ou un mystère. Je crois qu’elle avait bien raison, elle venait de décharger un poids de plus. Elle pourra nous confirmer que c’est encore plus pénible de revenir sur un événement douloureux que de l'avoir vécu, car se rappeler et le raconter, c’est le revivre.

   Je rentrai chez moi. Le croquis de la résidence familiale, sa triste atmosphère et la voix affligée de la mère d’Ina S. se sont soudainement mêlés à l’horrible histoire. Un profond abattement me saisit. J'enlevai ma chemise et me jetai sur le lit. Je sentis ma gorge s'assécher, mes yeux qui s’embuaient. Mes mains couvraient mon visage comme pouvant contenir ce qui allait bientôt sortir. Je me rendais compte que j’ai pensé pouvoir défier la nature, alors qu’elle était plus forte que moi.

Mais elle était encore là, ce soir, tout comme je l’avais vu. Robe bleu marine, bretelle tombante, cheveux en nattes, les yeux brillants, la lèvre pincée. Cette fois-ci… Elle tenait des livres en main ! Mais je ne savais lesquels précisément. Je me retrouvais à des mètres d’écart. Elle était debout, mais pas seule. Elle dirigeait une foule de personnes d’où l’on pouvait voir, certaines dans leur tenue de travail ou dans leur uniforme militaire ou scolaire. Ils avançaient ensemble sans protester ni saccager quoi que ce soit. On n'entend rien, si ce n’est ce silence assourdissant qui nous semble enfouir l’univers dans un mutisme terrible. Je ne les accompagnai pas, mais leur faisais face : le paradoxe. Je fus alors motivé par mon désir de découvrir les bouquins que tenait leur cheffe de file. Je me précipitais vers eux à contresens et me retrouvais à deux pas d’Ina. Je tendais ma main pour qu’elle me donnât ses bijoux qu’elle avait appuyés contre sa poitrine. Elle me les confiait lentement ;«La ferme des animaux… » Puis… « Le Mali ou la nation trahie. » Je reçus une foudre d’effroi et les lui remis immédiatement. Elle refusait de les reprendre et me fixait comme toujours dans les yeux. Je retournai alors, marchant à reculons ; ils recommençaient leur cortège. Pris de panique, je prenais mes jambes à mon cou. Ce qui me fit tenir compte de ma situation, c’est à moi qu’ils voulaient et ils me pourchassaient.

       * 


Derrière la brume qui voilait mon regard, je devinai des silhouettes. À tour de rôle, elles avançaient vers moi et m’écrasaient, comme ces vagues qui engloutissent le nageur puis se retirent. Elles laissaient parfois entendre un grognement de cochon. Il n’aura fallu que quelques coups de leurs griffes pour déraciner la belle-de-jour de son secret et qu’elle s’ouvre en pleine nuit. Puis, je ne les voyais plus… Ma face et ma poitrine s’écrasaient contre le lit. On me dégradait mon intimité la plus profonde. Elles pénétraient enfin dans le mystère qui dévoilait leur inhumanité. J’avais mal. Jamais de ma vie je ne m’étais sentie si affaiblie par un tel supplice. Ni mes blessures, ni les larmes de maman, ni encore mes quelques mauvaises notes ne me faisaient si mal. C’était de ces peines dont seule la mort pouvait nous délivrer. Sauf qu’elle-même semblait s’éloigner de cet instant aussi cruel que sa faucheuse. Ils m’étaient revenus, avides de cette chair, même mise en miettes. Ils s’y étaient jetés dessus, d’une violence connue des fauves affamés sur leur proie. Mes yeux embrumés, je semblais ne plus voir. Une asphyxie m’avait saisie, je sentais mon corps me porter. J’eus envie de crier, ma voix m’avait quittée, alors j’ai pleuré. Je venais de revivre la nuit.

J’ai l’impression que le lit de cette misérable salle d’hôpital n’arrive pas à me contenir. Je fais une chute. Je glisse et me perds dans un tourbillon, comme celui d’après mes gorgées de boisson de la nuit tragique. Sauf que cette fois-ci, il ne m’effraie pas. Je sens qu’il m’attire vers lui, dans une étreinte douloureuse. Il veut m’emporter, mais je n’y resterai pas. Mon entrejambe me désobéit, elle pleure. Des larmes froides, légères et pures. Celles de la nuit tragique étaient sales, lourdes et brûlantes. On me dit qu’elle va enfin bien, mais je trouve qu’elle s’est démolie et n’est désormais qu’une fleur qui s’est fanée. Maman me regarde. Je crois que j’avais hurlé dans mon cauchemar. Elle me caresse le front, me demande comment je me sens. Elle avait un visage bouffi, et des poches s’étaient formées sous ses yeux. Je la rassure de la tête et réclame à boire. Jamais des verres d’eau ne m’avaient paru si doux et réconfortants. J’avais soif et buvais comme une bête perdue.

Un groupe de personnes nous avait rendu visite. Il s’agirait de Mme la ministre de la Promotion de la Femme, de l’Enfant et de la Famille. Depuis notre arrivée, je n’avais pas encore vu ma mère joyeuse jusqu’à ce jour. Elle remerciait sans cesse la dame et son équipe, et observait que j’allais mieux comme par un tour de magie. Dans leur conversation, j’entendais ce que disait le monde. La rumeur et ses murmures. Au moment où certaines voix proclamaient la justice, d’autres y voyaient un événement anodin. Mon image serait alors celle d’une jeune fille en débauche, habituée à soulever sa jupe aux hommes. Ou encore une de celles qui ne se lassent pas des soirées, et qui se délectent de chicha et de fentanyl. Je sais qu’ils disent partout que maman m’aurait mal éduquée, qu’une bonne mère est celle qui ne laisse pas sa fille sortir pour une soirée. D’autres diraient même que je le mérite, car je me serais rendue, et qu’une telle violence est juste et naturelle.

Ils ne sauront jamais que ma mère a longtemps hésité avant de m’autoriser à aller vers la terrible nuit de ma vie. Elle m’a toujours interdit de sortir en dehors de l’école et du marché. Elle me disait ainsi m’épargner des dangers du monde extérieur. J’apprenais alors des histoires d’enfants enlevés qu’on a retrouvés décapités le lendemain, ou encore de jeunes filles de moins de dix-huit ans qui se font courtiser et mettre enceintes par des garçons. Ils ne sauront jamais le duel interne que j’ai mené pour arriver à croire ce jeune homme qui me promettait le ciel. Aussi sauront-ils plus tard qu’il m’aura partagée avec ses amis en butin de guerre après m’avoir servi un verre. Cette boisson à la couleur particulière me submergeait. Quelques bouchées entre deux ou trois mots, puis je me perdais en elle pour ne plus me sentir vivre.

Deux suspects seraient arrêtés, je ne m’en réjouis pas ; comme toujours d’ailleurs, lorsque j’apprends que le bourreau d’une victime a été condamné. Qu’ils émasculent les coupables en les voyant saigner et pleurer. Ou qu’ils les brûlent jusqu’aux cendres en les écoutant crier. Après tout, un châtiment, aussi cruel soit-il, ne vaut jamais le prix du crime. Condamner le tueur par une peine de prison ou de mort ne suffit pas à ramener cette âme qu’il a arrachée au corps.

Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon cœur voudrait-il déchirer ma poitrine et se jeter à terre ? Une fraîcheur glaçante s’empare de moi, et mes muscles se contractent, ils manquent peut-être d’oxygène. Maman crie, horrifiée par cette force silencieuse qui secoue sa fille sur le lit. Une infirmière rentre puis court appeler le médecin. Je reconnais la main de maman sur ma tête. Soit elle pleure, soit elle prie. La voix du muezzin appelle à la prière et j’entends des pas vers la salle. Je ne sens plus rien. Plus de bruit, ni de lumière. Le tourbillon revient. Maintenant, je le sens encore plus vif. Cette fois, c’est mon souffle qu’il semble tenir. Je le perds… Il me quitte. De cette même manière que papa nous a quittées pour ne plus revenir.  









Épilogue

Depuis fin janvier 2023, lorsque j'ai appris l'affaire horrible de Korotoumou Traoré, je ne parvenais plus à rester tranquille. J'avais jusqu'alors eu l'impression de devoir choisir entre écouter ce qu'elle me confiait ou vivre éternellement avec ma rage et mon regret.

Après une introspection, j'ai décidé de faire ce que je pouvais : écrire. J'ai choisi d'habiter son corps et de faire enfin entendre sa voix. Je ferai entendre ce qu'elle m'a dit.


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