La belle-de-jour ne s'ouvre pas la nuit ( réédition )
Derrière la brume qui voilait mon regard, je devinai
des silhouettes. À tour de rôle, elles avançaient vers moi et m’écrasaient,
comme ces vagues qui engloutissent le nageur puis se retirent. Elles laissaient
parfois entendre un grognement de cochon. Il n’aura fallu que quelques coups de
leurs griffes pour déraciner la belle-de-jour de son secret et qu’elle s’ouvre
en pleine nuit. Puis, je ne les voyais plus… Ma face et ma poitrine
s’écrasaient contre le lit. On me dégradait mon intimité la plus profonde.
Elles pénétraient enfin dans le mystère qui dévoilait leur inhumanité. J’avais
mal. Jamais de ma vie je ne m’étais sentie si affaiblie par un tel supplice. Ni
mes blessures, ni les larmes de maman, ni encore mes quelques mauvaises notes
ne me faisaient si mal. C’était de ces peines dont seule la mort pouvait nous
délivrer. Sauf qu’elle-même semblait s’éloigner de cet instant aussi cruel que
sa faucheuse. Ils m’étaient revenus, avides de cette chair, même mise en
miettes. Ils s’y étaient jetés dessus, d’une violence connue des fauves affamés
sur leur proie. Mes yeux embrumés, je semblais ne plus voir. Une asphyxie
m’avait saisie, je sentais mon corps me porter. J’eus envie de crier, ma voix
m’avait quittée, alors j’ai pleuré. Je venais de revivre la nuit.
J’ai l’impression que le lit de cette misérable salle
d’hôpital n’arrive pas à me contenir. Je fais une chute. Je glisse et me perds
dans un tourbillon, comme celui d’après mes gorgées de boisson de la nuit
tragique. Sauf que cette fois-ci, il ne m’effraie pas. Je sens qu’il m’attire
vers lui, dans une étreinte douloureuse. Il veut m’emporter, mais je n’y
resterai pas. Mon entrejambe me désobéit, elle pleure. Des larmes froides, légères
et pures. Celles de la nuit tragique étaient sales, lourdes et brûlantes. On me
dit qu’elle va enfin bien, mais je trouve qu’elle s’est démolie et n’est
désormais qu’une fleur qui s’est fanée. Maman me regarde. Je crois que j’avais
hurlé dans mon cauchemar. Elle me caresse le front, me demande comment je me
sens. Elle avait un visage bouffi, et des poches s’étaient formées sous ses
yeux. Je la rassure de la tête et réclame à boire. Jamais des verres d’eau ne
m’avaient paru si doux et réconfortants. J’avais soif et buvais comme une bête
perdue.
Un groupe de personnes nous avait rendu visite. Il
s’agirait de Mme la ministre de la Promotion de la Femme, de l’Enfant et de la
Famille. Depuis notre arrivée, je n’avais pas encore vu ma mère joyeuse jusqu’à
ce jour. Elle remerciait sans cesse la dame et son équipe, et observait que
j’allais mieux comme par un tour de magie. Dans leur conversation, j’entendais
ce que disait le monde. La rumeur et ses murmures. Au moment où certaines voix
proclamaient la justice, d’autres y voyaient un événement anodin. Mon image
serait alors celle d’une jeune fille en débauche, habituée à soulever sa jupe
aux hommes. Ou encore une de celles qui ne se lassent pas des soirées, et qui
se délectent de chicha et de fentanyl. Je sais qu’ils disent partout que maman
m’aurait mal éduquée, qu’une bonne mère est celle qui ne laisse pas sa fille
sortir pour une soirée. D’autres diraient même que je le mérite, car je me
serais rendue, et qu’une telle violence est juste et naturelle.
Ils ne sauront jamais que ma mère a longtemps hésité
avant de m’autoriser à aller vers la terrible nuit de ma vie. Elle m’a toujours
interdit de sortir en dehors de l’école et du marché. Elle me disait ainsi
m’épargner des dangers du monde extérieur. J’apprenais alors des histoires
d’enfants enlevés qu’on a retrouvés décapités le lendemain, ou encore de jeunes
filles de moins de dix-huit ans qui se font courtiser et mettre enceintes par
des garçons. Ils ne sauront jamais le duel interne que j’ai mené pour arriver à
croire ce jeune homme qui me promettait le ciel. Aussi sauront-ils plus tard
qu’il m’aura partagée avec ses amis en butin de guerre après m’avoir servi un
verre. Cette boisson à la couleur particulière me submergeait. Quelques
bouchées entre deux ou trois mots, puis je me perdais en elle pour ne plus me
sentir vivre.
Deux suspects seraient arrêtés, je ne m’en réjouis pas
; comme toujours d’ailleurs, lorsque j’apprends que le bourreau d’une victime a
été condamné. Qu’ils émasculent les coupables en les voyant saigner et pleurer.
Ou qu’ils les brûlent jusqu’aux cendres en les écoutant crier. Après tout, un
châtiment, aussi cruel soit-il, ne vaut jamais le prix du crime. Condamner le
tueur par une peine de prison ou de mort ne suffit pas à ramener cette âme qu’il
a arrachée au corps.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon cœur voudrait-il déchirer
ma poitrine et se jeter à terre ? Une fraîcheur glaçante s’empare de moi, et
mes muscles se contractent, ils manquent peut-être d’oxygène. Maman crie,
horrifiée par cette force silencieuse qui secoue sa fille sur le lit. Une
infirmière rentre puis court appeler le médecin. Je reconnais la main de maman
sur ma tête. Soit elle pleure, soit elle prie. La voix du muezzin appelle à la
prière et j’entends des pas vers la salle. Je ne sens plus rien. Plus de bruit,
ni de lumière. Le tourbillon revient. Maintenant, je le sens encore plus vif.
Cette fois, c’est mon souffle qu’il semble tenir. Je le perds… Il me quitte. De
cette même manière que papa nous a quittées pour ne plus revenir.
Épilogue
Depuis fin janvier 2023, lorsque j'ai appris l'affaire horrible de Korotoumou Traoré, je ne parvenais plus à rester tranquille. J'avais jusqu'alors eu l'impression de devoir choisir entre écouter ce qu'elle me confiait ou vivre éternellement avec ma rage et mon regret.
Après une introspection, j'ai décidé de faire ce que je pouvais : écrire. J'ai choisi d'habiter son corps et de faire enfin entendre sa voix. Je ferai entendre ce qu'elle m'a dit.








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